Kuro, ou l'art de se poser des questions inutiles (libre)

(Kuro)

Quel beau lac... Je n'y étais encore jamais allé. Je l'avais seulement aperçu de loin, trop occupé. Cette noirceur surnaturelle m'hypnotisait, me captivait, au point que j'en restais un long moment à le contempler, béat d'admiration. J'en avais pourtant vu d'autres, en tant d'années... Mais ce lac m'attirait comme un aimant, un aimant noir sorti droit des enfers, hors du temps et du monde... Il me faisait penser à un trou noir, en fin de compte. Mais un trou noir représentait le néant, alors que ceci... Mes pensées dérivèrent. Que ne donnerais-je pas pour voir un trou noir à l'oeuvre... Si j'en avais la possibilité, je l'étudierais sous toutes ses formes, je perçerais tout ses secrets, un à un, profitant de mon exceptionnelle longévitude, ayant une éternelle source d'étude... Etait-on réellement anéanti lorsqu'on se faisait avaler par un trou noir ? Passait-on dans un autre monde ? Comment pouvait-il y avoir une absence de matière, quelque part dans l'univers ? Le monde ne devrait-il pas se refermer sur ce trou, pour combler un inexplicable vide ? Je m'allongeai et posai la tête sur un gros galet, pensif. C'était comme créer une bulle d'air dans de l'eau, en fin de compte... Mais peut-être pas. La bulle d'air était constituée de gaz présents dans l'eau, non pas de vide. Et le trou noir est créé lorsqu'une étoile s'effondre sur elle-même, à défaut de gravité. Une gravité personnelle, en somme... La bulle ne se créait pas seule. Mais, dans un tas de sable, si on enlèvait quelques grains au milieu, les autres grains autour les remplaceraient immédiatement en tombant. Evidemment, cela était un effet de gravité... La vie elle-même n'était peut-être pas comme ça. Le vide avait beau être une notion inimaginable, cela ne voulait pas dire qu'il n'existait pas. Des générations et de générations de certitudes précises nous empêchait de concevoir une telle chose. Il en était de même pour l'infini... Comment imaginer une chose sans limite, non définie ? Et pourtant, tôut portait à croire que l'univers n'avait pas de limites. Car après les limites, de toute manière, il y avait forcément quelque chose, non ? Et si il y avait quelque chose après les limites, alors ce ne serait pas les limites. A moins de supposer l'existence du vide, encore une fois... Mais de nouveau, cela nous contraignait à accepter l'idée du vide infini. Il ne pouvait en être autrement... Du moins, dans notre capacité d'imagination. Elle-même n'était pas infinie, c'était peut-être là l'origine du problème... Arf. Tant de questions... Mais, au fond, à quoi bon avoir la réponse ? A quoi cela servitait-il ? Avoir la réponse n'était pas le but d'une question. Quel était-il, alors... ? Encore une chose que j'ignorais. Il y en avait tant. Je poussai un long soupir d'aiseen fermant les paupières, une sensation parfaitement agréable dans mon esprit, sans doute la même qu'éprouverait un loup normal étendu sur des galets, sous le soleil, bercé par les chants des oiseaux... J'aurais aimé connaître la sensation de chaleur, ou de fraîcheur... Peut-être la sentirais-je un jour. Rien n'était moins sûr, mais je me sentais incroyablement bien, et décidai de laisser mon esprit en repos - l'équivalent d'un petit somme -, quand j'entendis un léger son. Une respiration, ténue, mais facile à entendre dans un tel silence. Je me sentis soudain observé, et ouvrit un oeil.

Ty contemplait le liquide au fond de la pierre. Cette masse noire captait toute son attention. Kuro se retourna enfin, il dit quelque chose qui semblait sans importance pour le loup blanc. Tel un louveteau curieux, il mit sa patte dans le récipient. Il la retira aussitôt, sa patte était toute noire. Berk ! Il l’a secoua vivement pour qu’elle puisse reprendre sa couleur d’origine. Il soupira, le noir qui enveloppait sa patte avait disparu. Mais maintenant le noir n'était plus sur son antérieur mais, elle était éparpillée sur son poitrail ! Un peu dégouté, il se lécha. Il regarda sa langue, il louchait presque pour la voir. Elle était de la même couleur que l'eau...
L’occidental l’appela. Ty se retourna dans la direction qu’il lui indiquait.

-Waw.
Il ne put retenir ce mot. Le lac s’agitait, des vagues de plus en plus grosses se formaient. Le vent ne pouvait pas provoquer cet effet… Ty serra les dents, quelque chose n’allait pas tarder à sortir du lac. Kuro eu un mouvement de recul. Le nordique fit de même renversant le récipient au passage. Il grogna, prit le récipient entre ses crocs puis le lança au loin. Il se retourna aussitôt, il ne perdrait pas miette du spectacle.

J'hésitai. Je n'avais évidemment pas faim, et je voulais rester pour étudier le lac. Mais je haussai les épaules et lui emboîtai le pas ; lui avait sans doute besoin de manger, et ne semblait pas apprécier la proximité du lac et de ses phénomènes. Je le suivis donc jusqu'à une carcasse de cerf, et ne pus m'empêcher de noter encore une fois l'imprudence de Ty : n'importe quel prédateur aurait pu s'en emparer, et ce très facilement. Mais je restai silencieux, pensant encore à l’ombre étrange qui était apparue sous nos yeux. Elle me rappelait vaguement quelque chose, mais quoi ? Pas moyen de m’en souvenir… Je m’assis et attendis que mon compagnon commence à manger, me léchant pensivement une patte. Mes pensées se remirent à dériver ; le phénomène auquel nous venions d’assister me faisait la curieuse impression d’un être prisonnier du lac noir, qui aurait tenté de s’échapper, en vain. Drôle d’idée. Bien sûr, je n’y croyais pas une seconde, c’était trop étrange pour être vrai… C’est ce que je me dirais si je n’avais vécu aussi longtemps, assez pour avoir compris que tout peut être possible. Ainsi, je me gardais bien de rejeter cette idée d’office, quelle qu’étrange qu’elle puisse paraître, et la rangeai dans un coin de ma tête. Y avait-il d’autres possibilités ? Non, mauvaise question. Quelles autres possibilités étais-je en mesure de m’imaginer ? Voilà qui était mieux. Néanmoins, la réponse ne m’avançait guère ; pas grand-chose. Mais qu’importait, après tout ! Je ne voyais guère comment trouver des réponses, et j’ai depuis longtemps appris que lorsqu’on ne trouve pas les réponses, c’est elles qui finissent par nous trouver. Mais, mon espérance de vie que je devinais encore si longue n’était pas à la portée de tout le monde, ce qui fait que bien peu de loups résonnaient comme moi. Je secouai la tête, attristé par le manque de sagesse malheureusement inévitable de mes comparses, et repris la parole pour détendre l’atmosphère.

- A ton avis, que cela pouvait-il être ? Comment penses-tu que tes proches vont réagir quand tu leur raconteras ?

Alors que je la posais, je me rendis compte que cette dernière question n’avait pas lieu d’être. Qui me disait qu’il allait raconter l’incident ? Peut-être n’allait-il rien en faire. Quoi qu’il en fut, j’attendis patiemment sa réponse en recommençant à me lécher la patte.

[Toujours d'actualité ?]